Street art, Paris 20, photo Saravigotte

Street art, Paris 20, photo Saravigotte

 

"Tout d'abord, nous n'aimons pas que l'on nous traite de "réfugiés". Nous nous baptisons "nouveaux arrivants" ou "immigrés". ...

Jusqu'à présent le terme de réfugié évoquait l'idée d'un individu qui avait été contraint à chercher refuge en raison d'un acte ou d'une opinion politique. Or, s'il est vrai que nous avons dû chercher refuge, nous n'avons cependant commis aucun acte répréhensible, et la plupart d'entre nous n'ont même jamais songé à professer une opinion politique extrémiste. Avec nous, ce mot de "réfugiés" a changé de sens. On appelle de nos jours "réfugiés" ceux qui ont eu le malheur de débarquer dans un nouveau pays complètement démunis et qui ont dû recourir à l'aide de comités de réfugiés.

Avant même que cette guerre n'éclate, nous nous montrions encore plus susceptibles quant à l'appellation de réfugiés. Nous nous efforcions de prouver aux autres que nous n'étions que des immigrés ordinaires. (..) qui avions abandonné notre pays parce qu'un jour il ne nous convenait plus, voire pour des motifs purement économiques. Nous voulions refaire nos vies, un point c'est tout. Or cela suppose une certaine force et une bonne dose d'optimisme : nous sommes donc optimistes.

(..) L'histoire de notre lutte est désormais connue. Nous avons perdu notre foyer, c'est à dire la familiarité de notre vie quotidienne. Nous avons perdu notre profession, c'est à dire l'assurance d'être de quelque utilité en ce monde. Nous avons perdu notre langue maternelle, c'est à dire nos réactions naturelles, la simplicité des gestes et l'expression spontanée de nos sentiments. .."          

"Elevés dans la conviction que la vie est le plus précieux de tous les biens, et la mort l'épouvante absolue, nous sommes devenus les témoins et les victimes de terreurs bien plus atroces que la mort - sans avoir pu découvrir un idéal plus élevé que la vie."

"Nos nouveaux amis plutôt submergés par tant d'étoiles et d'hommes célèbres ont du mal à comprendre qu'à la base de toutes nos descriptions de nos splendeurs passées, gît une vérité humaine : autrefois nous étions des personnes dont on se souciaient, nous avions des amis qui nous aimaient et nous étions même réputés auprès de nos propriétaires pour payer régulièrement nos loyers.

Autrefois nous pouvions faire nos courses et prendre le métro sans nous entendre dire que nous étions indésirables. Nous sommes devenus quelque peu hystériques depuis que des journalistes ont commencé à nous repérer et à nous enjoindre publiquement de ne pas nous montrer désagréables en achetant du pain et du lait. (...)."          

"Ils savent que la mise hors la loi du peuple juif en Europe a été suivie de près par celle de la plupart des nations européennes. Les réfugiés allant de pays en pays représentent l'avant garde de leurs peuples s'ils conservent leur identité. Pour la première fois, l'histoire juive n'est pas séparée mais liée à celle de toutes les autres nations. Le bon accord des nations européennes s'est effondré lorsque et précisément parce qu'elles ont permis à leur membre le plus faible d'être exclu et persécuté."

 


Hannah Arendt "La tradition cachée", Christian Bourgois éditeur 1993 

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